Le jeu vidéo de droit ?
Vous l’aurez remarqué, peu de temps accordé au blog dernièrement. Beaucoup de choses à faire, pas de réelles vacances tant il y avait de choses sur lesquelles je devais bosser. Entre autre, ce sont des choses de l’ordre du droit du travail qui ont occupées la majeure partie de mon temps libre. Pour autant, toujours sujet à de multiples questionnements, ce travail m’a conduit à faire le lien avec les jeux vidéo.
De prime abord, le droit du travail semble à des années lumières de nos geekeries vidéo ludiques. Cependant, la notion de « Pro Gaming » m’est vite revenue à l’esprit, accompagnée des propos que j’avais pu consulter dans l’ouvrage de Sylvie Craipeau, intitulé : « La société en Jeu(x) ». (Voir article précédent).
Pour résumer grossièrement ce que développait ce livre, nous dirons qu’il y était question d’étudier les mécanismes sociaux qui se développaient au sein des jeux onlines et, éventuellement, d’y trouver des parallèles avec les mécanismes sociaux qui se développent dans le monde de l’entreprise. À y regarder, il y avait bien des similitudes entre ces deux mondes, d’autant plus si l’on s’intéressait au phénomène des guildes. Des notions comme l’identité, le statut, la candidature, l’intégration, l’adaptation, la productivité, la rentabilité, l’optimisation, la reconnaissance, la gratification, l’évolution, la disponibilité, la motivation, le travail d’équipe, etc., semblaient raisonner entre l’univers virtuel et celui de l’entreprise. D’autre part, il était possible de relever que dans certains cas, les jeux vidéo se révélaient bien plus à même d’organiser ces relations de façon équitable que le monde de l’entreprise avec, par exemple, le fait que la reconnaissance de la valeur d’une action pouvait y être bien plus manifeste et directe (gain de stuff ou de skill, dès la réussite de la mission).
Le jeu vidéo apparaissait comme un système, certes, équitable mais particulièrement Rawlsien dans la phénoménologie de ses mécanismes sociaux. En effet, à la manière du libéralisme que présente John Rawls (Théorie de la justice), le mérite n’y avait que peu de place dans la mesure où il n’y avait pas de demi-mesure, soit il y avait des individus qui étaient parvenus à accomplir la mission, soit il y avait des individus qui avaient échoué dans cette tâche. Peu importe que le joueur ait affronté un boss avec bravoure dès lors que celui-ci n’ait pas été vaincu, peu importe que le Boss ait survécu à cause d’une seule erreur d’inattention de la part du joueur ou qu’il soit resté debout avec un seul point de vie, bref… Peu importe que le joueur ait du mérite, l’absence de victoire rime avec l’absence de gratification de la part du système. Ainsi, c’est bien plus l’idée de rétributions relatives aux « attentes légitimes » (chère à Rawls) que le mérite qui semble se manifester dans le cadre des jeux vidéo. En d’autres termes, c’est bien plus une articulation rationnelle entre une exigence et sa réponse qui serait à l’œuvre, qu’un lien faisant intervenir affectivité et émotionnalité qui se manifesterait.
La question qui m’engage à me pencher de nouveau sur le sujet de la professionnalisation du jeu vidéo et issue de mes derniers travaux et, finalement, de mon absence sur le blog. S’il est certes des mécanismes sociaux dans le jeu vidéo qui résonnent fortement avec ceux qui se développent dans le milieu de l’entreprise, ces mécanismes suffisent-il à octroyer à nos mondes virtuels une valeur professionnelle ?
Aujourd’hui, j’aimerai interroger cela sous un autre angle que les relations sociales et me situer plutôt sous l’angle législatif, à partir du droit du travail, pour évaluer si les pratiques vidéo ludiques peuvent légitimement s’apparenter à une forme de travail. Bien entendu, mon propos ne prétendra pas être exhaustif mais, je l’espère, pourra apporter quelques éléments de réflexion sur le sujet.
Offre, Candidature et recrutement :
Certaines guildes professionnelles peuvent disposer sur leur site personnel des offres visant à recruter de nouveaux membres. Ces offres peuvent faire état d’attentes portant sur la classe (Mage, Druide, Guerrier, etc.), sur le niveau du personnage et sur sa spécialité (Feu, Glace, Affliction, Tank, etc.). Côté candidat, les réponses peuvent s’apparenter à une candidature professionnelle avec la présentation de ce qui pourrait ressembler à un Cv et/ou une lettre de motivation. Ceci présuppose donc, en amont, une réflexion et une évaluation des besoins de la part du responsable de guilde.
Cette évaluation préalable pourrait ressembler à l’élaboration de la fiche de poste, préalable à la diffusion de l’offre d’emploi, que l’on retrouve dans le cadre du monde de l’entreprise. D’ailleurs, les critères de l’offre de guilde peuvent s’apparenter à certains critères de l’offre d’emploi puisque classe, niveau et spécialité font respectivement écho aux notions de classification, d’échelon et de qualification. L’ajout de critères relatifs à l’expérience de jeu, la demande concernant les « Rerolls » (Personnages secondaires que le joueur peut incarner) et les métiers résonnent eux aussi avec des critères issus du monde du travail comme l’expérience professionnelle, la mobilité professionnelle et les compétences complémentaires ou transversales. D’autre part, les disponibilités attendues par la guilde à l’égard des candidats, ainsi que la ligne directrice de la guilde, ne sont pas sans rappeler la définition du temps de travail et du projet général de la structure, dans le milieu de l’entreprise. Toutefois, en dépit de ces similitudes et si professionnelle que soit la guilde concernée, peut-on dire qu’une offre de guilde est une offre d’emploi ?
L’offre d’emploi est régie par un certain nombre d’impératifs, au regard de la loi, qui ne semblent pas être présents dans l’offre de guilde. Prenons, par exemple, l’interdiction de tous critères discriminatoires. S’il n’est légalement pas possible de mentionner dans une offre d’emploi que l’on cherche plutôt un homme qu’une femme, plutôt quelqu’un de tel ou tel âge (exceptions faites de quelques contrat particuliers : apprentissage, professionnalisation, senior), plutôt une personne de telle origine culturelle ou ethnique qu’une autre, etc., rien ne semble interdire ces pratiques concernant l’offre de guilde.
Il est possible de penser qu’il n’est pas nécessaire de s’interroger sur ce type de critères dans l’offre de guilde, dès lors que ce n’est pas tant le joueur qui est l’objet d’attention du recruteur mais plutôt son avatar. Soit, mais que dire d’une guilde qui, pour des raisons personnelles, n’accepterait pas d’Elfes et n’intègrerait dans ses rangs que des Orcs, Réprouvés, Taurens et Trolls ? Ne serait-ce pas, d’une certaine façon, une forme de procédé discriminatoire ? Ici trois questions se posent :
La première : Qui évalue-t-on dans le cadre d’un recrutement de guilde, le joueur ou son avatar ? La deuxième : À supposer qu’on évalue l’avatar, n’y a-t-il pas des dérives conduisant à prendre en compte certains critères tenant plus de la personne que de l’avatar ? La troisième : Même en se focalisant entièrement sur l’avatar, n’y-a-t-il pas des critères d’évaluation qui engageraient une forme de discrimination ?
La Prise de Poste :
La première différence que nous pouvons relever entre guilde et entreprise relève du contrat, ou plutôt de l’absence de contrat explicite et licite dans le cadre de l’intégration d’une guilde. Ne faisant pas à proprement dit état d’un contrat, il n’est, bien entendu, pas imposé à la guilde de notifier les motifs de son recrutement, ni même de spécifier les modalités de celui-ci (CDI, CDD, etc.). Cependant, ne peut-on pas imaginer qu’il s’y déploie une forme de contrat implicite ?
Si l’on reprend la définition du contrat de travail que nous fournit la cour de cassation : « Il s’agit d’un accord de volonté par lequel le salarié s’engage dans une prestation de travail (quel que soit sa nature) engageant une rémunération (pas nécessairement financière), affectée d’un lien de subordination. ». Or, en se penchant sur le cas des guildes, on peut effectivement retrouver ce type d’éléments.
D’une part, le nouveau membre choisit librement d’intégrer la guilde (sans forme de violence d’aucune nature : physique, morale ou économique) et est amené à mettre à disposition son temps personnel au service de la guilde, dans le cadre d’une prestation dont la nature peut varier (On peut mobiliser le joueur pour du PvP, du PvE ou pour « farmer »). D’autre part, bien que le système rétribue en vertu de réponses aux attentes légitimes, le responsable de guilde peut récompenser le joueur qui a exécuté sa prestation en lui donnant un objet, de l’argent virtuelle, ou en lui donnant accès à la banque d’objets de la guilde. Enfin, le nouveau membre peut être soumis à un certain nombre de tâches et directives que lui impose son responsable de guilde, faire l’objet d’un contrôle et être sanctionné s’il y a manquement, ce qui pourrait ressembler à une forme de lien de subordination.
Toutefois, si le joueur est amené à mettre à disposition son temps personnel, il n’est pas nécessaire que cela l’empêche de vaquer à ses occupations personnelles, comme c’est le cas dans le cadre d’un contrat de travail. Il est tout à fait possible pour le joueur de faire autre chose en parallèle de son activité pour la guilde (surfer sur le net, tchater, Skyper, etc.). D’ailleurs, en jouant, le joueur ne vaque-t-il pas déjà à ses occupations personnelles même si cela se déroule dans le cadre de la guilde ? D’autre part, concernant la rétribution, si le responsable de guilde peut récompenser ses membres, il peut tout aussi bien ne pas le faire automatiquement suite à la réalisation d’une prestation. Enfin, si le joueur peut se subordonner au responsable de guilde, ne serait-ce que par le fait de se rendre disponible à heure précise, un manquement de sa part ne fait pas nécessairement état de sanctions précises et clairement identifiées. Par conséquent, compte tenu de ces éléments, il semble difficile de parler de contrat même de façon implicite dès lors que rien ne semble tenir chaque partie ou contractants à en respecter les règles, elles aussi, tout aussi implicites.
Les Litiges :
Cette absence d’instances permettant le respect des règles se ressent d’autant plus en cas de litiges. À la différence du monde de l’entreprise, le membre ne bénéficie pas d’interlocuteur intermédiaire pour exposer quelles que difficultés que ce soit, comme pourrait l’être un responsable du personnel ou un délégué syndical. De plus, un responsable de guilde n’est soumis à aucune forme de contrôle relatifs à la rétribution accordée à ses membres, aux conditions de réalisation des prestations imposées à ses membres, ni au respect des droits de ces membres, comme pourraient l’être le contrôle d’un employeur par l’inspection du travail ou l’URSSAF. D’ailleurs, nous pourrions même nous demander quels sont les droits d’un membre de guilde, en a-t-il seulement ?
En cas de litige important, telle que l’exclusion de la guilde, nous pouvons aussi relever que le membre ne dispose pas non plus d’instance pour engager un recours. En effet, jusqu’à preuve du contraire, les jeux vidéo ne font pas état de conseils prud’hommaux ou d’instance équivalente à ceux-ci qui pourraient défendre les droits (à supposer qu’ils en aient) des membres de guilde.
Conclusion :
S’il existe des similitudes apparentes entre le jeu vidéo et l’entreprise au niveau des relations sociales qui s’y déploient et même lorsqu’on lui attribue l’étiquette professionnelle, il semble que cela ne suffise pas à caractériser le jeu vidéo de forme de travail. L’existence de relations sociales similaires à celles de l’entreprise est une chose mais l’absence de cadres explicites et licites, veillant à l’organisation de ces relations et au respect des intérêts légitimes et légaux de chaque partie, nous engage à penser que le rapprochement entre jeu vidéo et entreprise s’arrête là.
S’il est parfois possible d’entendre des avis critiques à l’encontre du jeu en guilde, évoquant qu’il ne s’agit plus de jeu mais de travail en vertu des contraintes que ces modalités de jeu supposent, il n’en est rien. Certes, la dimension du fun peut disparaitre dans le cadre de ces pratiques et un individu pourrait éprouver plus de plaisir à réaliser une tâche qui le passionne dans le cadre de son emploi, plutôt qu’en jouant. Cependant, étant privé d’une existence légale des parties (guilde / membre) là où l’entreprise en fait état (employeur / salarié), il nous semble que : Le jeu ne peut être caractérisé, au mieux, que de pratique ludique contraignante, là où le travail ne peut être caractérisé, au mieux, que de pratique professionnelle souple.